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Gérer la solitude

Pour tout être humain, les relations sociales sont importantes. Une relation saine nous donne un sentiment de sécurité, du soutien, de la consolation, de l'amitié, du contact corporel, du plaisir et un sentiment d'appartenance. Cela fait partie des besoins primaires de l'homme.

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John Bowlby, psychiatre pionnier dans la recherche sur l'attachement dit : "Nous avons découvert que des gens de tout âge sont les plus heureux et leurs talents exploités au mieux, s'ils sont certains que s'ils avaient des difficultés, l'une ou plusieurs personnes seraient là pour les aider" (1973, p. 359)

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Nos relations avec les autres suscitent des émotions très fortes (négativement ou positivement) car personne n'est parfait et nos désirs ne correspondent pas forcément aux besoins des autres au moment T. Nous ne lisons pas dans les pensées, il peut y avoir des malentendus entre nous, et parfois de manière non intentionnelle nous pouvons blesser l'autre.

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"Les idées que nous avons d'une relation adulte entre des personnes sont basées sur la manière dont nous nous sommes attachés aux autres dans le passé. Nous y apprenons comment fonctionner dans les relations, mais aussi et surtout ce qu'il ne faut pas faire. A chaque modèle relationnel, appartiennent certaines croyances de base persistantes." Gérer la dissociation d'origine traumatique (Boon, Steele & Van der Hart, 2014).

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Le traumatisme détruit le lien entre l'individu et sa communauté.

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En grandissant dans la secte, j'ai très vite appris que les liens d'amitié ne durent pas (on déménageait souvent et je perdais mes amies), que les relations humaines étaient factices. Dans la secte nous étions tous des "frères" et des "sœurs", nous nous appelions ainsi entre nous, des sœurs en Christ ou des frères en Christ, nous nous aimions les uns les autres, en tout cas c'est ce que nous disions constamment, nous nous faisions des embrassades (le baiser fraternel), on priait les uns pour les autres... Mais la souffrance intérieur de l'autre devait rester cachée, ses besoins niés et sa pensée devait toujours rester conforme à celle du gourou. La relation affective entre mon père et ma mère était inexistante, mon père l'insultait, la menaçait, hurlait sur elle et sur nous, je la voyais pleurer, implorer chaque jour, ils n'avaient pas de relations intimes (cela leur était interdit par la secte), pas de signes d'affection devant nous, je les voyais se repousser...

Nous jouions tous un rôle, un beau sourire sur les lèvres chaque jour, nous chantions notre joie et notre foi dans les couloirs, des amitiés démonstratives et des gestes d'affections ouvertement... On disait de nous que nous étions rayonnants, heureux, que notre foi nous illuminait... Les pleurs devaient être de repentir ou de conversion à la foi, dans ces cas là ils étaient publics. Si ils avaient un autre but, exprimer notre souffrance, ils étaient dénigrés et devaient être cachés ! Le doute, la remise en question... tout cela était interdit et puni. Ma famille et mes parents étaient perçus par les autres comme "modèle familiale idéale".

Il y avait une compassion feinte dans le but de connaître les blessures intérieures et mieux s'en servir pour manipuler et faire pression... Et si c'était un autre membre de la secte et non le gourou qui obtenait les "aveux de faiblesse", ce membre pouvait s'en servir pour "monter en grade", obtenir un poste plus élevé, des avantages, en faisant éclater le scandale. Le gourou s'en servait aussi pour asseoir sa domination. Nous étions les pièces d'un échiquier dont lui seul connaissait les règles, nous étions tous ses marionnettes. La méfiance générale était de mise...

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J'ai ainsi grandi au milieu de centaines de personnes et paradoxalement nous étions tous désespérément seul, je me suis toujours sentie seule et abandonnée. Et j'ai toujours eu l'impression d'être une marionnette, une poupée de chiffon, une actrice qui joue un rôle. Quoi qu'il puisse m'arriver, où que je sois, personne ne me voyait, personne ne s'inquiétait de savoir qui j'étais, comment j'allais, ce que je faisais ou ce qu'on me faisait... j'étais un fantôme, j'étais transparente, je n'existais pas.

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La seule et unique personne qui me demandait comment j'allais était le gourou lors de ses séances de "confessions", dans le but d'asseoir son emprise sur moi, ma dépendance à lui, mon attachement à lui. Mon violeur, juste après ses viols, me demandait comment j'allais, ce que je pensais, qui j'étais... Mon violeur était le seul à me donner le sentiment d'exister pour quelqu'un, d'intéresser quelqu'un, d'être importante pour quelqu'un...

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Pour les personnes traumatisées dans l'enfance, deux faces d'une même pièce entrent en jeu et se combattent intérieurement constamment : la phobie de l'attachement et la phobie de la perte de l'attachement. Et chacune de nos parties va avoir sa propre idée, ses propres conceptions sur la notion d'attachement et sur la peur ou le besoin d'en nouer, basés sur son expérience vécue.

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La phobie de l'attachement :

Nous évitons les relations le plus possible, résolvant nos problèmes seul, et avons honte d'être dans une situation de dépendance. Nous ressentons beaucoup de colère contre nous même face à l'expression de ce besoin qui est perçu comme un signe de faiblesse et nous met à la merci de l'autre. La peur d'être blessé prédomine et la peur d'être menacé nous fera agir par :

la fuite (je sors ou je n'en parle plus),

le gel (on ne bouge plus, on ne pense plus rien),

la lutte (dispute, colère),

l'effondrement (dépression et rupture du lien).

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Je peux ainsi entendre dans ma tête des parties qui vont soit me prévenir que cette relation va me blesser, que cette personne est mauvaise, qu'elle va me faire du mal... Ou une partie va mettre en avant tous mes défauts et me dire que je ne mérite pas d'être aimée et appréciée par cette personne, que si elle le fait c'est dans un but machiavélique bien précis, qu'elle veut obtenir quelque chose de moi... Je ressens alors beaucoup de honte, de tristesse et de colère contre moi-même, tous les moments ou je me suis sentie seule et abandonnée me reviennent en mémoire et tout espoir devient vain...

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La phobie de la perte de l'attachement :

Nous avons aussi des parties qui espèrent désespérément nouer des liens avec d'autres personnes. Nous avons porté seul notre souffrance durant toute notre enfance, notre solitude et notre abandon étaient immenses, et avons constamment cherché un parent, une personne bienveillante qui nous aime et nous aide. Tout le monde a besoin de sentir qu'on tient à lui et qu'il est quelqu'un de spécial.

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"Les parties dissociatives avec une phobie de la perte de l'attachement aimeraient bien que les autres personnes les rassurent et régulent leurs émotions. Pour ce faire, elles ont développé différentes stratégies pour multiplier les occasions d'être avec d'autres personnes et éviter d'être seules. Néanmoins, elles en paient le prix : les autres personnes se lassent d'elles et prennent du recul, ce qui engendre exactement le scénario tant redouté par ces parties et la croyance des parties, phobique de l'attachement, que les relations ne peuvent que s'accompagner de douleur." Gérer la dissociation d'origine traumatique (Boon, Steele & Van der Hart, 2014).

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Dans la secte, j'étais une enfant très appréciée et aimée. Je me conformais en tout point aux règles et aux comportements attendus d'un enfant "parfait" de la secte. J'étais toujours souriante, je ne râlais presque jamais (contrairement à certains autres ados), j'aidais sans qu'on ne me le demande, je participais à la vie religieuse et quotidienne (ménage, tâches...) sans rechigner, j'étais douce et gentille, accueillante avec tout le monde. Je me donnais à fond dans tout ce qu'on me demandait et je disais oui à tout sans poser de questions. On me mettait beaucoup en avant, j'étais félicitée, admirée. C'était une façon pour moi d'exister. De plus, le gourou maintenait son emprise sur moi en m'octroyant des "privilèges et un statut spécial". J'étais ainsi une enfant privilégiée qui bénéficiait au même titre que les enfants du gourou de cours de dessins, de musique et de chant, la participation à des camps... J'avais souvent un rôle spécial dans les cérémonies. Il me distinguait des autres enfants de la secte (mon frère également). Je n'étais ainsi plus une perdue parmi des centaines d'autres, je n'étais plus invisible.

 

Affectivement, j'étais très démonstrative, je disais au gens qu'ils étaient beaux, bons, que je les admirais, je faisais beaucoup de compliments, je leur sautais dans les bras, sur les genoux, je leur prenais la main... je réagissais ainsi dès que je sentais qu'une personne était prête à me donner un peu d'affection, qu'il soit homme ou femme. Trois de mes violeurs, le gourou et les prêtres me disaient que j'étais "leur fille adoptive, leur fille de cœur ou l'enfant qu'ils n'avaient jamais eu". Je cherchais désespérément à créer un lien, une attache suffisamment forte avec quelqu'un pour qu'il me sauve et m'aide, pour qu'il me protège, pour qu'il m'aime. Ma vision du lien était abîmée, salie par toutes les relations d'emprises que mes violeurs ont eu avec moi et par l'exemple de relation humaine tronquée de la secte. Dès l'âge de 2 ans, je courais dans les couloirs pour sauter dans les bras du gourou, il me disais alors que j'étais sa fille adoptive, sa fille de cœur devant mes parents, me témoignait ouvertement de l'affection, alors même qu'il me violait à cette époque, me droguait et m'enfermait dans des cages gardées par des chiens... C'était là mon modèle : pour être aimée, pour recevoir de l'affection, pour exister pour quelqu'un il fallait accepter une part de souffrance et de violence.

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J'ai vite appris à taire mes besoins, à me soumettre, à analyser les besoins et désirs de l'autre et à y répondre comme une esclave ou une servante. Ma dissociation faisait que je n'avais aucune capacité à analyser les intentions véritables de l'autre, si un homme de la secte me témoignait de l'intérêt ou de l'affection, je lui faisais totalement confiance, j'étais reconnaissante envers lui, il avait alors très facilement l'emprise suffisante sur moi pour me piéger et me violer. Je n'arrivais pas à savoir quelles limites saines je devais et pouvais mettre. J'avais appris d'une part que je devais aimer mon prochain (autorisation de marque d'affection, d'amitié ouvertement), mais pas trop (pas une trop grande intimité ni connaissance), je devais rester vierge et pure. D'autre part, on me violait et mes violeurs étaient ceux qui édictaient les règles et interdits, les limites de mon corps étaient inexistantes et je devais taire cet aspect de ma vie sous peine de mort. Mon droit à la parole était interdit.

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J'étais donc isolée personnellement mais aussi isolée intérieurement du fait des barrières amnésiques entre les parties de moi qui s'étaient formées pour survivre et je revivais également constamment intérieurement mon isolement par mes remises en scène du passé en grandissant.

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Nouer des liens avec une personne m'est très difficile pour toutes ces raisons. Je souffre et je me bats constamment intérieurement entre mon besoin d'être aimée, d'exister et être importante aux yeux de quelqu'un et ma peur de revivre d'autres trahisons, d'autres échecs, d'autres blessures et traumatismes.

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Vivre seule est un besoin vital pour moi par moment, cela me permet de souffler et me sentir en sécurité. Lorsque je suis seule, je peux être moi tout simplement sans avoir à me contrôler, gérer mes parties et mes "switchs". La peur d'être découverte, que quelqu'un s'aperçoive de ma dissociation et s'en serve pour me faire du mal ou me punir disparaît, celle d'être jugée négativement, étiquetée de folle également. Ne plus avoir besoin d'avoir des amis, un compagnon, une famille est un soulagement. Je n'aurai pas à me donner sexuellement, je n'aurai pas à me sacrifier pour l'autre, je n'aurai pas à jouer un rôle. Je suis enfin libre après une vie entière de contraintes et de règles imposées par d'autres.

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Mais lorsque je suis seule, lorsqu'enfin je me sens en sécurité, tout explose à l'intérieur de moi.

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Je me retrouve confrontée à moi-même :

Qui suis-je ? J'ai tellement de parties qu'un simple choix de savoir comment m'habiller, quelle est ma couleur préférée, qu'est-ce que j'aime manger, quelle musique me plaît... est un vrai casse-tête !

Prendre une décision est une tâche insurmontable puisque j'ai des centaines d'idées, d'opinions qui se bousculent et se battent à l'intérieur de moi !

Quoi faire ? La aussi des batailles interminables...

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Je me retrouve confrontée à mes parties :

Elles veulent toutes se faire entendre, hurler leur souffrance, leur solitude, me raconter ce qu'elles ont vécu pour qu'enfin quelqu'un les entendent... Ma mémoire traumatique explose : douleurs physiques, douleurs émotionnelles, je suis en milliers de morceaux et chacun de ces morceaux est transpercé d'aiguilles.

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Je me retrouve confrontée à mes peurs :

Ma phobie de mes parties dissociatives combat de manière acharnée ma levée traumatique. Mes parties qui s'opposent au dialogue intérieur me font ressentir leur terreur, leur angoisse... J'ai l'impression que je vais mourir. Ce combat titanesque me plonge dans un état dépressif profond et j'en viens à penser que seul le suicide est la solution pour ne plus souffrir, ne plus ressentir.

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Et je finis souvent par fuir ce combat en me tournant vers un lien avec une personne perverse. Je retrouve un fonctionnement connu, quelque chose que j'ai déjà vécu dont je connais les règles. Cela me rassure et me soulage et fait cesser momentanément ce combat.

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Mais ce lien est "pervers". Des parties de moi luttent à nouveau pour que je retourne en sécurité, que je me sauve et me protège... Ma vie n'est qu'une succession de "je suis en sécurité -je fuis-je me mets en danger".

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Heureusement, depuis quelques temps, je commence à modifier ces schémas.

 

J'apprends à m'affirmer, à exprimer mes besoins, à signaler mes limites et les prendre en compte, j'apprends à donner et recevoir sans que cela soit malsain. Je commence à intégrer aussi de l'indulgence et de la compréhension dans ma relation à l'autre. L'autre n'est pas que bon ou que mauvais, je suis moins à la recherche d'une idole. J'apprends à modifier mes réactions instinctives et mes pensées intérieures et prédictions pessimistes. Je perçois plus facilement les besoins de mes parties toutes petites qui cherchent désespérément dans toutes mes relations un papa ou une maman de substitution et j'arrive à dialoguer intérieurement et à moins "m'accrocher désespérément" à une personne. Je peux adapter ma réaction et prendre du recul si une personne me blesse ou semble me rejeter. Je dialogue beaucoup plus intérieurement et je comprends et perçois mieux les différents points de vues qui combattent, j'en ressens donc moins d'incompréhension et moins de souffrance. Je suis beaucoup plus orientée dans le présent et j'arrive à percevoir les différences entre ce que je vis dans le présent et ce que j'ai pu vivre dans le passé. J'expérimente des amitiés plus saines avec une distance et une proximité adéquate....

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En somme je réapprends les bases de la relation humaine...

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